1914-1918 : quand la chirurgie monte au front

D’abord débordé, le système de santé des armées va rapidement s’adapter pour prendre en charge chaque jour de la Grande Guerre les milliers de soldats blessés sur le front. Au plus près des bombes et des rafales de mitrailleuses comme à l’arrière, des chirurgiens, des internes et des étudiants en médecine mobilisés vont sauver de nombreuses vies et tenter de réparer du mieux possible des corps meurtris et mutilés. Pour leur rendre hommage, la SOFCOT est allée rencontrer l’un de ses membres, Alain-Charles Masquelet, chirurgien orthopédiste et passionné d’histoire.

De quelle façon sont pris en charge les soldats blessés au front au début du conflit ?

Alain-Charles Masquelet : Durant les tout premiers mois, l’approche de Joffre, qui dirige les Armées, est celle de l’offensive à outrance pour que la guerre soit courte et la victoire acquise rapidement. C’est donc une guerre de mouvement. Pour cette raison, il n’existe pas de structures sanitaires fixes de l’avant. Les blessés sont traités dans les hôpitaux de l’arrière. Au mois de juillet 14, Edmond Delorme, médecin général inspecteur des Armées, avait, dans une circulaire, prôné l’évacuation des blessés « au plus vite,  au plus loin et par tous les moyens ». Il s’inspirait pour cela de la guerre russo-japonaise de 1905 où des observateurs français avaient été sidérés par les moyens développés par la Russie pour évacuer les blessés par train. Au début du conflit, cette évacuation se déroule de la façon suivante. Un soldat blessé est secouru par des brancardiers. Dans un poste de secours avancé situé sur le front, un personnel médical constate la blessure, l’asperge de teinture d’iode (antiseptique) et pose un gros pansement avant d’évacuer le blessé loin à l’arrière, dans un hôpital distant de plusieurs dizaines de kilomètres. Hélas, les blessés n’avaient pas le temps d’arriver. Ils mouraient en cours de route.

Comment décédaient-ils ?

ACM : La majorité des blessures n’étaient pas dues aux balles de fusil ou aux armes blanches comme lors des précédents conflits notamment la guerre franco-prussienne de 1870. Après la guerre des Balkans qui a pu être considéré comme une répétition, et dont les médecins militaires français n’ont pas tenu compte, La Grande Guerre est le premier grand conflit où sont utilisés en masse les armes très meurtrières que sont les mitrailleuses et l’artillerie lourde qui tire des obus explosifs. La plupart des blessés le sont donc par des éclats d’obus qui sont souillés par la terre avec des germes extrêmement virulents. Durant leur transport à l’arrière, les blessés seront donc très nombreux à mourir de la gangrène alors que leurs blessures ne sont pas forcément mortelles en elles-mêmes. Pour bien saisir les enjeux, il faut se replacer dans le contexte médical de l’époque. En 1914, les antibiotiques n’existent pas. En revanche, grâce à l’apport des grands microbiologiste de la fin du XIXè siècle comme Pasteur et Koch, les notions de germe bactérien, d’asepsie et d’antisepsie sont familières. Et lorsque la guerre survient, il est vraisemblable qu’on a surestimé l’action des antiseptiques comme la teinture d’iode. On ainsi été occultés les principes de chirurgie de plaie des parties molles qui avaient été édictées en leur temps par Ambroise Paré : le débridement, c’est-à-dire l’élargissement de la plaie pour retirer tout ce qui est dévitalisé et infecté (esquilles osseuses, tissus en voie de nécrose...). D’où l’hécatombe des premiers mois, due essentiellement à des infections redoutables notamment la gangrène gazeuse, mais qui est d’abord la conséquence de l’absence de chirurgiens et de structures opératoires sur la ligne de front.

La Grande Guerre en chiffres

  • 8 millions de Français mobilisés
  • 1 727 000 morts
  • 3 595 000 blessés dont 1 million de pensionnés invalides permanents, 56 000 amputés et 65 000 mutilés fonctionnels
  • Près de 70% des blessures ont touché des membres

Comment réagit le service de santé aux Armées face à cette hécatombe ?

ACM : Il tire des leçons capitales. Son adaptation est sidérante par sa rapidité et son efficacité de mise en œuvre. Face à ces nouvelles blessures inconnues jusqu’ici, provoquées par l’artillerie, Delorme fait son mea culpa et publie une seconde circulaire, le 25 septembre 1914, pour mettre en place des structures sanitaires fixes qui vont s’avérer très utiles avec la transformation de la guerre de mouvement en guerre de tranchées. Delorme conçoit une organisation par paliers successifs. On installe dans les tranchées des postes de secours pour une première prise en charge des blessés (pansement, sédation à l’aide de1 morphine, hémostase d’une artère…). A 3 ou 5 km du front, on crée des Postes chirurgicaux avancés (PCA) où sont rapidement évacués les blessés pour être opérés. Puis viennent les Hôpitaux d’origine et d’étape (HOE) de 1ère ligne (25 km du front), de 2è ligne (100 km) et 3è ligne (au-delà) pour le suivi post-opératoire. Parallèlement, apparaît pour la première fois la notion essentielle de triage : on sépare les blessés légers, les blessés urgents et ceux qui vont mourir, dont on s’efforce d’abréger les souffrances.

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poste chirurgical guerre

 

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poste chirurgical guerre

Un poste chirurgical avancé sur la ligne de front vu de l'extérieur et de l'intérieur. C'est là que sont prodigués les premiers soins aux blessés.

Les conditions d’intervention au début de la guerre sont réduites à leur strict minimum comme en témoigne Jean Fiolle, un chirurgien envoyé sur le front : « Lorsque nous sommes partis pour le front en août 14, le service de santé de l’armée a mis à notre disposition le matériel des ambulances réglementaires. C’était peu. La voiture dite « de chirurgie » recélait quelques instruments de forme désuète. Il y avait là, ce dont avaient besoin, pour faire une ligature ou une amputation, les chirurgiens qui opéraient en plein air, sur les champs de bataille d’autrefois.» (Jean Fiolle)

Qui est le personnel médical qui travaille dans ces différentes structures ?

ACM : Durant les premiers mois, on envoie au front des étudiants de médecine pour relever les blessés et leur donner les premiers secours, les chirurgiens confirmés étant dans les hôpitaux de l’arrière. Il n’y a donc pas de vraies compétences chirurgicales au front. Tout change fin 1914 quand sont créées les structures sanitaires fixes de l’avant. Des chirurgiens compétents, expérimentés et formés mais aussi de très nombreux internes en chirurgie (qui se formeront sur place) sont mobilisés et envoyés dans les PCA et les hôpitaux de 1ère ligne.

Quels bénéfices apportent les PCA et les hôpitaux dans la prise en charge des blessés?

ACM : Dans les PCA, s’effectuent les gestes d’urgence qui sauvent de la gangrène : le débridement et le parage des plaies. Pour une fracture ouverte du fémur, par exemple, on élargit la plaie, on enlève la terre et la boue apportées par l’éclat d’obus, on excise les tissus mortifiés et on laisse la plaie ouverte. Le membre est immobilisé dans une attelle et le blessé est évacué vers un hôpital où l’on procédera à une mise en traction-suspension ou un plâtre pour contenir le foyer de fracture. Dans les PCA peuvent aussi se pratiquer des amputations quand il n’y a aucun espoir de sauver le membre.  

Le fait de disposer à l’arrière d’hôpitaux fixes va entrainer un autre progrès considérable dans la prise en charge, notamment en matière de bactériologie. Grâce en particulier (mais il n’est pas le seul) au chirurgien Alexis Carrel, Prix Nobel de médecine 1912, qui sera plus tard un personnage très controversé en raison de sa prise de position sur des thèses eugénistes. Pendant la guerre, Carrel a mis au point la technique d’irrigation continue des plaies à l’aide un produit antiseptique dérivé de l’eau de Javel, la liqueur de Dakin, du nom du médecin anglais qui faisait équipe avec lui. Cette méthode est encore utilisée aujourd’hui pour certaines infections chroniques. Elle peut paraître triviale mais elle aura sauvé beaucoup de monde… et beaucoup de membres !

En parallèle des structures fixes, ont été créées des antennes chirurgicales mobiles. Quel était leur rôle ?

ACM : Sur le front, la bataille ne faisait pas rage en permanence partout. A certains endroits, rien ne se passait. Résultat : il y avait des médecins désœuvrés alors qu’à 50 km de là, leurs confrères étaient débordés par l’afflux de blessés. D’où l’idée assez géniale d’un personnage fantasque, le Dr Marcille, chirurgien des Hôpitaux de Paris, de créer ce qu’on allait appeler plus tard les Ambulances Chirurgicales Mobiles (ACA) aussi appelées « Auto Chir ». Le principe était de déplacer, en fonction des besoins, des véhicules chargés de tout le matériel nécessaire pour opérer. Ces convois de trois ou quatre camions et de plusieurs voitures automobiles transportaient un bloc opératoire de quatre tables dont les éléments s’assemblaient en deux heures, un bloc électrogène, le matériel de radiologie et de stérilisation et, bien sûr, tout le personnel médical et paramédical, soit jusqu’à quatre équipes chirurgicales complètes. Leur débit était impressionnant : grâce à une ACA, on pouvait opérer jusqu’à 60 ou 80 blessés par jour… Ces ambulances ont été utilisées de mai-juin 1915 jusqu’à la fin de guerre. Plusieurs modèles ont été créés, notamment des véhicules plus légers qui ont rendu de grands services en étant accolés à un PCA ou un hôpital de 1ère ligne pour résorber l’afflux de blessés consécutif à une offensive.

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convoi de vehicules

Convoi dé véhicules techniques composant une Antenne chirurgicale automobile

Ces ambulances ne sont donc pas nées au sein du système de santé des Armées ?

ACM : En réalité, devant l’urgence, le SSA a su tirer parti d’initiatives de membres de la société civile. Mais ces idées ont été développées au sein de l’armée. La plus célèbre initiative a été celle de Marie Curie qui a été à l’origine des unités mobiles de radiologie qu’on a appelé « les petites curies » et qui ont joué un grand rôle dans la formation du personnel des hôpitaux d’étape, au grand bénéfice des blessés. Ces faits montrent bien que l’ensemble de la société française était mobilisé.

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bloc opératoire guerre

Bloc opératoire d'une Auto Chir vu de l'extérieur et de l'intérieur

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bloc opératoire guerre

La Grande Guerre a-t-elle vu des avancées sur le plan chirurgical et médical?

ACM : Oui. C’est à l’occasion de ce conflit qu’on été réalisées des premières tentatives de réparation de pertes de substances osseuses par des greffes osseuses. A l’époque on utilisait de l’os d’origine animale, ce qui donnait pas de bonnes consolidations surtout pour des pertes de substance étendues . Des progrès considérables ont d’autre part été réalisés en chirurgie des traumatismes de l’abdomen et du thorax, basés sur des explorations systématiques et des résections partielles ou totales d’organes lésés.  Même notion pour la chirurgie maxillo-faciale. Des centres spécialisés à Amiens et au Val-de-Grâce à Paris ont pris en charge les blessés de la face – les fameuses Gueules Cassées – avec des résultats remarquables. D’autres avancées ont aussi concerné les prothèses et l’appareillage pour les amputés des membres comme pour les blessés de la face à qui on proposait des prothèses de nez. C’est aussi pendant la guerre, à partir de 1917, que l’on commence à faire régulièrement des transfusions sanguines. Enfin, le principe d’échelonnement des structures sanitaires et de triage des blessés nés à cette époque, sont toujours en vigueur dans le Service de Santé aux Armées actuel. Et au-delà de cet héritage, nous devons beaucoup à tous ces médecins qui ont sauvé des centaines de milliers de blessés et aux nombreux internes et étudiants qui ont perdu la vie parce qu’ils étaient directement sur la ligne de front.

Alain-Charles Masquelet est chirurgien orthopédiste à l’Hôpital Saint-Antoine et professeur à Paris VI. Spécialiste de chirurgie réparatrice il co-dirige également le Cercle Nicolas Andry, qui est un lieu de débats et de  rencontres au sein de la Société Française de Chirurgie Orthopédique et Traumatologique

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