
Hommage au Professeur Jean-Félix Dubousset (1936-2025)
Le 4 mai 2025, le Pr. Jean Dubousset nous quittait dans sa 89ème année. Un grand nom de l’orthopédie mondiale venait de disparaitre au terme d’une vie riche et bien remplie. C’est ce parcours exceptionnel que nous allons essayer de retracer à l’occasion de cet hommage qui nous parlera de ses travaux scientifiques mais aussi de sa personnalité très attachante.
Jean-Félix Dubousset est né le 16 novembre 1936, à Montferrand (Puy de Dôme) dans une famille unie qui a eu à cœur de lui transmettre les valeurs de l’étude et du travail. Scolarisé initialement à l’école Michelin de Montferrand, il fut ensuite confié à sa grand-mère au hameau des Besseyres à cause des bombardements incessants des usines Michelin. Sa scolarité se fit à Rouville puis il suivit ses parents lors des différentes promotions de son père (Strasbourg, Vichy, Le Mans, La Flèche et Caen). Il commença ses études de médecine à Clermont-Ferrand puis devint en 1958 Interne des Hôpitaux de Paris. Il épousa en 1959 Anne-Marie rencontrée sur les bancs de la Faculté de Médecine, elle-même se destinant à devenir médecin anesthésiste. Lors de leur voyage de noces, ils eurent un grave accident qui lui laissa quelques séquelles, et le priva de service militaire.
Pendant son internat et son clinicat, il fut l’élève de Maîtres prestigieux dans le domaine de l’orthopédie, notamment : Robert Merle d’Aubigné et Robert Méary à l’hôpital Cochin (pour les adultes), Pierre Petit et Pierre Queneau à l’hôpital Saint Vincent de Paul (pour les enfants). Il fut l’héritier légitime de ces deux grandes Ecoles et il fut d’ailleurs inscrit en 1970 sur la liste d’aptitude pour l’agrégation d’orthopédie (adulte). Mais Jean Dubousset voulait ardemment être chirurgien pédiatre et sa nomination comme Professeur n’intervint que quelques années plus tard. Déjà la recherche et les voyages professionnels l’attiraient et, pendant son internat, il put faire un stage de 2 mois en 1961 chez le Pr. Lacroix à Louvain et un stage de 6 mois en 1962 chez le Pr. Scaglietti à Florence.
Les travaux scientifiques de Jean Dubousset ont profondément marqué des secteurs entiers de la chirurgie orthopédique de l’enfant (mais aussi de l’adulte), en particulier :
- Le rachis. Il a innové dans ce domaine en démontrant la structure 3D des scolioses avec la description de la dislocation rotatoire progressive du rachis et le phénomène du vilebrequin ; et en inventant avec Yves Cotrel l’instrumentation CD (Cotrel Dubousset) diffusée, répandue et même copiée dans le monde entier. Le but principal de cette nouvelle instrumentation était de supprimer l’immobilisation plâtrée postopératoire (d’une durée de 12 mois, complétée par le port d’un corset orthopédique). Le principe était de créer un cadre métallique solide grâce à une tige de distraction concave et une tige de compression convexe réunies par 2 DTT (dispositif de traction transversal, précédemment inventé par Yves Cotrel en complément de la technique de Harrington). Les premiers cas ont été opérés par Jean Dubousset à l’Hôpital Saint Vincent de Paul en 1983 et ont permis, en fonction des difficultés rencontrées, d’améliorer les implants pour une adaptation à tous types de déformations rachidiennes et de réaliser la correction 3D. Cette intervention a pu être pratiquée chez l’adulte par Michel Guillaumat puis largement diffusée en France , aux USA et enfin dans le monde entier grâce au GICD (Groupe International Cotrel Dubousset). Ainsi elle révolutionna le traitement des scolioses et elle est à la base de toutes les instrumentations modernes pour le rachis.
- Les tumeurs osseuses des membres ont été aussi un domaine de prédilection pour lui. En effet, Jean Dubousset a été le premier en France (et en Europe) à percevoir l’importance des progrès thérapeutiques venus des USA pour éviter l’amputation qui malgré la chimiothérapie balbutiante n’empêchait pas une issue fatale dans la majorité des cas. Il a réussi non sans difficulté à convaincre les oncologues et les chirurgiens de promouvoir la chirurgie conservatrice avec la nouvelle chimiothérapie mise au point par Rosen (méthotrexate).
Il a développé la technique chirurgicale particulièrement complexe en expliquant bien qu’il ne fallait pas voir la tumeur. Il faut, disait-il, opérer avec le nerf médian au toucher et au palper pour garder un petit espace de glissement tout autour de la tumeur.
Il a démontré que la récidive locale devait être considérée non comme un échec du traitement mais un échec du chirurgien. En effet, « plus le chirurgien acquiert d’expérience, moins le nombre de récidives locales est grand ». C’est pour cette raison qu’il a milité très tôt pour la création en France de Centres de Référence spécialisés en pathologie tumorale osseuse pour que les patients soient pris en charge dès la suspicion de tumeur maligne, avant la biopsie. Il n’a obtenu gain de cause qu’au bout de presque 40 ans.
En équipe soudée avec l’institut Gustave Roussy, il a acquis une expérience considérable et, chez les jeunes enfants, il a développé des prothèses capables de s’allonger petit à petit au fur et à mesure de la croissance.
- La neuro-orthopédie a été également pour lui un champ d’études extraordinaire, commencé dans le service avec Pierre Queneau. Ce dernier travaillait en étroite collaboration avec la neuropédiatrie, discipline créée à Saint Vincent de Paul dans les années 60 par Stéphane Thieffry, la médecine de rééducation de l’hôpital Raymond Poincaré (Ginette Duval Beaupère) et la réanimation respiratoire (Annie Barois). La chirurgie et l’appareillage ont ainsi été développés pour améliorer la fonction de ces jeunes patients atteints de séquelles de poliomyélite, de myéloméningocèle, d’Infimité Motrice Cérébrale, et de nombreuses pathologies neuromusculaires dont les myopathies. Des réunions pluridisciplinaires ont été organisées et, en particulier, un staff hebdomadaire de neuro-orthopédie à Saint Vincent de Paul. Le lien que Jean Dubousset avait noué avec Bernard Barataud, président de l’AFM (Association Française contre les Myopathies), avait abouti à la création dans notre service de la première consultation Multi Disciplinaire des Maladies Neuromusculaires. Toutes ces collaborations ont permis d’améliorer considérablement la prise en charge de ces jeunes patients.
Enfin, devant les difficultés rencontrées par les médecins pour détecter précocement un diagnostic de maladie neuro musculaire, nous avons publié en 2000, avec Jean Dubousset et Yves Laburthe Tolra, un précis de Sémiologie Neuro-orthopédique illustrée chez Springer.
- La recherche enfin, a été une autre activité fondamentale de Jean Dubousset. On peut dire qu’il a toujours travaillé avec François Lavaste et Waffa Skalli au Laboratoire de Biomécanique de l’ENSAM, en particulier sur la biomécanique du rachis dans sa reconstruction tridimensionnelle. Je le cite : « Essayer de comprendre avant de traiter, mais traiter en utilisant les technologies les plus fiables et les plus performantes y compris la robotique, pour pouvoir mesurer de façon fiable et contrôler le résultat, tout cela explique pourquoi le clinicien a le devoir de s’entourer de toutes les compétences des sciences de l’ingénieur, en restant l’interlocuteur privilégié en particulier dans les indications thérapeutiques et dans la relation de confiance réciproque avec le patient qui est à la base de l’humanisme médical ». Il est impossible de citer tous les travaux qui ont impliqué une recherche avec l’ENSAM. Un des meilleurs exemples a été la mise au point du nouveau système d’imagerie médicale « EOS », caractérisé par la réduction considérable des doses de rayons X et l’étude2D et 3D en position debout de l’ensemble du squelette de la tête aux pieds. Ce fut le fruit de la collaboration de Jean Dubousset avec les équipes de l’ENSAM, de radiologie de Saint Vincent de Paul (G. Kalifa), du laboratoire de recherche en imagerie orthopédique de Montréal (J. Deguise) et de l’inventeur des détecteurs gazeux de G. Charpak qui a valu à ce dernier le Prix Nobel de Physique en 1992.
Dans toutes ses activités cliniques et scientifiques Jean Dubousset a démontré qu’il était :
- Un grand clinicien dans la plus pure tradition de l’Ecole Française ;
- Un brillant chirurgien n’hésitant pas à intervenir sur des cas très difficiles ;
- Un consultant infatigable se déplaçant régulièrement à l’Institut Gustave Roussy mais aussi dans de nombreux Centres de Rééducation Fonctionnelle (Villiers, Saint Fargeau, Neuilly, Garches, Antony, jusqu’au Nid Béarnais près de Pau).
- Un grand chercheur pendant toute sa carrière dont une année complète aux USA à l’âge de 50 ans. Pendant cette année 1987, ses travaux ont porté à Miami sur l’étiologie de la scoliose idiopathique (en créant une scoliose chez le poulet après ablation de la glande pinéale) et à Dallas sur la morphologie 3D du rachis dans le but de perfectionner l’utilisation du matériel CD. En outre il a pu faire des conférences dans de nombreuses Universités (Los Angeles, New-York, Saint Louis, Stanford, Miami, Dallas, Sacramento, Iowa City, Boston, Louisville, Kansas City, San Diego…) ;
- Enfin un enseignant hors pair avec un talent de communicant exceptionnel tant il était habité par son sujet. Il avait le don de subjuguer son auditoire par son style inimitable, la clarté de ses exposés, l’impeccable logique de ses conclusions.
Ses travaux scientifiques et ses innovations ont été reconnus ce qui lui a valu une notoriété internationale et des distinctions et prix multiples parmi lesquels:
- Prix Roberge de l’Académie des Sciences en 1985, pour ses travaux sur les tumeurs osseuses malignes et la chirurgie conservatrice ;
- Prix mondial de chirurgie en 1989 à Genève avec Yves Cotrel ;
- Divers prix nord-américains prestigieux ;
- La médaille de Chevalier de la Légion d’Honneur ;
- Une élection facile à l’Académie Nationale de Médecine ce qui lui a permis de poursuivre ses activités de recherche et d’enseignement après sa retraite hospitalière.
Après ce rappel de son itinéraire professionnel, je voudrais évoquer quelques moments vécus avec lui dans le service à Saint Vincent de Paul.
C’est dans cet hôpital en 1969 que j’ai fait sa connaissance lorsque j’étais interne de Monsieur Petit. Bien que seulement Attaché à cette époque, il faisait partie avec Pierre Queneau et Henri Carlioz des 3 piliers du service. Ils formaient une équipe brillante qui m’a séduit et c’est à eux trois que je dois mon orientation vers l’orthopédie pédiatrique qui était une discipline en cours de création. Je suis revenu dans le service en 1971 comme chef de clinique et nous avons dès lors travaillé ensemble pendant 33 ans pour développer l’héritage de Pierre Petit et de Pierre Queneau avec cet esprit de recherche, d’analyse et de débats très utiles à nos patients et le transmettre à nos élèves.
Il n’est pas possible de citer tous les élèves formés à Saint Vincent de Paul sauf les ténors que sont Lotfi Miladi qui développe de façon brillante et inventive la chirurgie des scolioses graves du jeune enfant (et avec Stéphane Wolff, à Saint Joseph, la chirurgie miniinvasive chez l’adulte), Eric Mascard qui est une référence pour les tumeurs osseuses de l’enfant et de l’adolescent et le Pr. Philippe Wicart qui s’investit dans la neuro-orthopédie, les pieds bots et la recherche à l’ENSAM. D’autres chirurgiens de l’Ecole de Saint Vincent de Paul ont été particulièrement inspirés par Jean Dubousset : Philippe Bancel, Xavier Barthes, Jacques Beurier, Gilles Missenard, mais aussi, Jean Grimberg, Xavier Normand, Virginie Rampal, Henri Robert, Brigitte Soudrie, et j’en oublie surement. D’ailleurs, pratiquement tous les membres de la SoFOP ont été imprégnés des travaux de Jean Dubousset ainsi que la majorité de ceux de la SoFCOT. Les collègues étrangers ne sont pas en reste ; ils sont innombrables et dispersés dans le monde entier, je pense plus particulièrement à ceux que j’ai bien connus : le regretté Maher BenGachem (Tunis), Assia Benhabiles (Constantine), Robert Elbaum (Bruxelles), François Fassier (Montréal), Ismat Ghanem (Beyrouth), Emile Katti (Alep), Khalil Kharrat (Beyrouth), Jerry Kieffer (Luxembourg), Georges Koureas (Patras), Masafumi Machida (Tokyo), Mathab Merhafshan (Téhéran), Stéphan Parent (Montréal), R. Zeller (Toronto). Avec une mention particulière pour les collègues Américains parmi lesquels je citerai notamment Tony Herring (Dallas), Mike Millis (Boston), Harry Shuffelbarger (Miami)….
Il me revient aussi en mémoire certains aspects de la personnalité de Jean Dubousset : son enthousiasme, sa volonté, sa ténacité dans le travail, son engagement personnel (physique avec sa devise « marchons », mais aussi moral) dans la prise en charge des malades difficiles et enfin sa disponibilité à l’égard de chaque membre de l’équipe soignante malgré son écrasante charge de travail.
Cette activité débordante ne l’empêchait pas de voyager souvent, en France et à l’étranger sur les 5 continents pour donner des conférences sur la scoliose et réaliser des démonstrations opératoires. Son plus long voyage a été aux USA pendant son année sabbatique consacrée à la recherche en 1987. C’est là-bas qu’avec Anne-Marie (son épouse et médecin anesthésiste), ils s’étaient rendus compte des dangers de la transfusion sanguine avec du sang contaminé. Il nous en avait fait part lors de son passage à Paris en février 87 et nous avions pu rapidement développer dans le service l’autotransfusion et d’autres alternatives.
Ce fort investissement dans son travail avait probablement une contrepartie : ses enfants ne le voyaient pas beaucoup. Il l’a souvent regretté et quand il a eu des petits-enfants il a essayé de leur consacrer plus de temps notamment lors des vacances de juillet aux Besseyres dans la maison de sa grand-mère maternelle. Ce mois était sacré pour lui et avec Anne-Marie, ils leur faisaient découvrir tout ce qu’il aimait dans sa chère Auvergne. Sa passion pour les vitraux et ses mains de chirurgien lui ont permis de restaurer et de créer ceux de Notre Dame de Mons, petite église romane non loin des Besseyres. C’est avec des bénévoles et des copains d’enfance qu’il put les installer et c’est ici que ses obsèques furent célébrées avec sa famille, ses voisins et quelques collègues amis dans une atmosphère recueillie, particulièrement émouvante. Anne-Marie a été pout lui un pilier solide qui l’a toujours accompagné, soutenu et soulagé du quotidien. Elle partait souvent en voyage professionnel avec lui et ils étaient inséparables. Toutes nos pensées vont aussi à elle aujourd’hui qui va devoir vivre sans sa présence.
C’est une tranche importante de notre vie à tous qui s’en va avec lui, pour sa famille bien sûr (ses trois enfants, ses 12 petits-enfants et ses 3 arrière-petits-enfants), mais aussi pour ses amis , ses collègues et ses élèves.
C’est avec beaucoup de tristesse que je te vois partir, mon cher Jean, et il me revient une pensée que tu m’avais fait partager un jour où nous philosophions : « Tu vois, Raphaël, il y a bien longtemps, je n’espérais pas être quelque chose ou quelqu’un, mais être juste en accord avec mes convictions profondes pour qu’un jour, avant de partir, je puisse me regarder dans la glace ou me retourner et me dire : tu vois Jean-Félix, tu as respecté tes engagements ; et peut-être est-ce comme cela que l’on gagne son paradis ? ».
Jean était croyant, et j’espère qu’il retrouvera au paradis tous ceux qu’il aimait et qui sont partis avant lui.
Adieu Jean et merci.
Pr. Raphaël Seringe
Ancien chef du service de chirurgie orthopédique pédiatrique de l’hôpital Saint Vincent de Paul (Paris)